Mémoires, fictions, lettres, dialogues et autres œuvres de Betty Milan

 

Claudio Willer

 

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L’œuvre de Betty Milan est vaste et polymorphe. Elle comprend des romans, des essais, des pièces de théâtre, des chroniques, des entretiens. Leur ensemble forme un corpus, où les relations se tissent en un réseau serré. Chaque livre est relié aux autres et tous se font écho, se tiennent comme les parties d’un ensemble, microcosmes au sein d’un macrocosme. Pour cela, ils demandent une lecture particulière, qui saisisse les inflexions, les significations multiples, les nuances d’une œuvre à l’autre.

Les relations de cette nature apparaissent clairement dans Lettre à mon fils (2013). Cette narration est une réflexion rétrospective, un bilan de beaucoup de ce que l’auteur a écrit et vécu. Prenons, par exemple, ce qu’elle dit dans ce livre sur « le prolongement inutile de la vie », à propos de la mort de son mari, détruit par le cancer. C’est justement le thème central de son livre précédent, Consolação (2009), récit d’un deuil aggravé par une grande souffrance. L’affirmation du droit à abréger la vie va se retrouver dans l’ouvrage suivant, Une mère pour l’éternité (2016), dont le sous-titre est « Mourir est un droit ».

Un auteur morbide, avec une propension au macabre ? Pas du tout. En fait, l’auteur affirme, revendique ce droit de mourir : « Je ne veux pas vivre avec ce qui subsistera de moi. Les efforts pour survivre sont la ruine de sa propre vie. Parce que nous nous pénétrons de l’idée que rester en vie est la seule chose qui importe et que nous sommes en vie tant que le corps résiste ? ». Mais cette revendication est inséparable de celle d’une vie ardente.

Norman O. Brown observe, dans Life against death – The Psychoanalytical Meaning of History[1], que l’homme est l’espèce qui distingue la vie et la mort, car « ce n’est pas sa conscience de la mort, mais sa fuite devant la mort qui distingue l’homme de l’animal ». Selon lui, « si la mort fait partie de la vie, l’homme maîtrise sa mort comme il le fait de sa propre existence ». Ainsi, authentique parabole que l’errance de Consolação depuis le cimetière jusqu’à une célébration dionysiaque portée sur la scène d’un théâtre. Dans plusieurs sociétés, cette dichotomie est surmontée ou dépassée par la magie, par le chaman, le mage de la tribu : l’un de ses pouvoirs consiste à faire des allers et retours avec le monde des morts, dans un rôle d’intermédiaire entre les deux univers.

Le retour des thèmes ou des symboles permet l’identification d’autres polarités à l’intérieur de ce corpus : en dehors de la vie et de la mort, le mot et le sentiment, la parole et l’écoute, l’union et la séparation, le masculin et le féminin, l’amour courtois et le badinage. Tous ces thèmes interagissent, en contrepoint ou en fusion, dans une musique à quatre mains. Comme j’ai pu l’observer ailleurs[2], la formule fameuse de William Blake dans L’union du Ciel et de l’Enfer  trouve ici son application : « Pas de progression sans contraires. Attirance et répulsion, raison et énergie, amour et haine sont nécessaires à l’existence humaine ». Le grand poète visionnaire répétait ce qu’il avait lu chez les mystiques ; ou qui s’exprime à travers l’écho taoïste du yin et du yang (où chaque hexagramme implique ou suppose son contraire).

Je trouve des exemples de ces polarités dans celle que constituent deux personnages à la charge symbolique particulièrement forte, fréquemment évoqués : Jacques Lacan, personnage central dans Le perroquet et le Docteur (1991)[3], et le carnavalier Joãsinho Trinta, inspirateur principal des Coulisses du Carnaval (1994). Ils peuvent représenter le cabinet et l’école de samba, l’introversion et l’extroversion – Apollon et Dionysos, pourquoi pas ? Pour les uns, il faudra choisir entre l’un et l’autre, entre ce que représentent Lacan et Joãsinho. Mais le rapport des contraires est plus complexe : l’un fait agir l’autre, car « la rencontre [de Joãsinho] fut aussi importante que celle de Lacan », dit la Lettre à mon fils. Et encore : l’auteur affirme que si elle n’avait pas connu Joãsinho, elle n’aurait pas écrit Le perroquet et le Docteur, roman où Lacan est le personnage central, objet d’admiration ; mais dans le contexte d’une narration qui n’exclut jamais l’ironie, ni la manière du Carnaval.

 

 

 

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Si chaque roman garde sa singularité, on peut considérer Le perroquet et le Docteur, Lettre à mon fils et Une mère pour l’éternité comme un triptyque. Même si à une autre occasion j’ai qualifié Lettre à mon fils de « vaste synthèse », le plus récent des trois ouvrages, Une mère pour l’éternité, est aussi le plus intimiste. Je dirais musique de chambre, et plutôt symphonie pour Lettre à mon fils. L’action d’Une mère pour l’éternité se déroule, pour l’essentiel, entre deux résidences paulistes proches l’une de l’autre, même si elle est traversée par l’évocation d’autres lieux. Déjà, dans Lettre à mon fils, il est un décor qui manque, l’appartement où celui-ci se retrouve et s’isole ; mais en même temps qu’un bilan autobiographique, c’est aussi  un récit de voyages, qui recouvre le monde entier. Dans Le perroquet et le Docteur, c’est Paris qui constitue le décor principal. Un Paris que l’auteur va connaître et dévoiler, anticipant Paris ne finit jamais (1996) et Quand Paris scintille (2008) ; mais avec des références constantes à son pays natal et l’évocation du « Cèdre » des ancêtres.

Parmi ces ouvrages, où la narratrice est également protagoniste et s’exprime à la première personne, certains paraissent relever de l’autobiographie, notamment ceux qui sont analysés ici en détail. Mais leur auteur met cela en question. Dans Lettre à mon fils, elle écrit, à propos de Le perroquet et le Docteur :

Il est question d’une héroïne dans laquelle je me reconnais, mais je suis et ne suis pas Seriema. Son histoire est celle que j’ai inventée en l’écrivant, ce n’est pas la mienne.

J’ai écrit en sachant que les lecteurs m’identifieraient avec l’héroïne et que quelques uns des miens se reconnaîtraient dans sa famille. Pamuk[4] a toujours mêlé l’imaginaire et le réel. Il savait que les lecteurs le prendraient pour un de ses personnages, et, à dire vrai, c’était là un désir de sa part. Il dit avoir conçu le roman pour qu’il soit considéré comme une œuvre de fiction… mais aussi pour que le lecteur croie qu’il s’agit d’une histoire authentique.

Le souci de tracer avec exactitude une ligne séparant la fiction de la narration autobiographique vient, il me semble, d’une croyance ingénue dans l’imitation ; dans une relation linéaire entre les mots et les choses, entre les signes et le « réel ». La question complexe des relations entre « fiction » et « réalité » conduit à citer quelques observations de William Burroughs sur les œuvres de Jack Kerouac dont, lui, Burroughs, aurait été l’un des personnages : « Ainsi, la question n’est pas ‘Est-ce que ça c’est passé comme ça ?’, mais ‘Comment Jack l’aurait écrit ?’ […] Chaque écrivain crée son propre univers. Quand vous achetez un livre, vous achetez un billet pour voyager dans le temps de l’écrivain »[5]. Depuis les récits les plus factuels jusqu’à ceux qui touchent au fantastique – disons, depuis l’Autobiographie de Federico Sanchez, de Jorge Semprun, jusqu’à Locus solus, de Raymond Roussel – le lecteur est en prise avec la voix de l’auteur, avec son monde ; il voyage à l’intérieur de son temps.

Betty Milan ne pouvait pas ne pas commenter la création littéraire. Cette évidence apparaît notamment dans Quem ama escuta (Qui aime écoute, 2011) : ouvrage épistolaire, extrait d’une consultation sentimentale, où les œuvres littéraires sont citées à titre de modèle ou d’exemple, pour que le lecteur comprenne ce qui se passe en lui. C’est d’ailleurs le traitement que Lacan lui-même réservait à la littérature : non pas objet d’interprétation, mais paradigme, comme on le voit plus particulièrement dans ce qu’il a écrit sur La lettre volée d’Edgar Allen Poe.

Dans les livres suivants, on trouve toujours des commentaires sur les lectures et sur les écrivains qui sont, à leur façon, autant de figures tutélaires. L’un d’eux, Oswald de Andrade, du Manifeste anthropophagique (1922), apparaît comme le contrepoint vivant de la métropole sombre et sépulcrale entr’aperçue dans Consolação, même s’il est un interlocuteur plus ou moins implicite dans d’autres œuvres de l’auteur. Mais, dans les dernières pages de Lettre à mon fils, Betty Milan évoque James Joyce, qui est passé du récit autobiographique de Portrait de l’artiste en jeune homme, suivi des évocations plus ou moins fictionnelles et très étudiées du point de vue littéraire de Gens de Dublin, à l’allégorie labyrinthique d’Ulysse pour finir en célébrant l’autonomie de la langue avec Finnegan’s Wake. C’est l’auteur que Betty Milan « a passé son adolescence à lire et à relire », poussée par « l’espoir vain de tout comprendre » dans Ulysse. Les tensions et les approximations de la littérature et de la vie ont enrichi sa visite à Dublin et son entretien avec le neveu de Joyce, suscitant une réflexion sur la famille irlandaise où s’observe une relation d’opposition, symétrique à tout ce qu’elle avait écrit sur sa propre famille.

La critique a déjà souligné que les personnages de Betty Milan sont et ne sont pas « réels » lorsqu’ils combinent des éléments biographiques et d’autres qui leur sont attribués, dans des épisodes qui, tout à la fois, se sont produits et relèvent de l’invention. Me paraît exemplaire, pour illustrer cette tension entre le monde des faits et celui des symboles, le fait que l’auteur ait fait venir sa propre mère, personnage central d’Une mère pour l’éternité, le soir du lancement du livre et  lors d’un débat à son sujet. Elle montrait ainsi qu’une presque centenaire est un personnage et ne l’est pas. Elle a confronté la mère physique, une dame fort aimable, manifestement très heureuse de l’accueil réservé au livre de sa fille, avec la mère du livre, bien plus affectée par l’âge – comme dix ans avant, dans Consolação – dans un jeu de miroirs perturbateur. Laquelle des deux, proches, mais non identiques, serait la plus « réelle » ? Dans la ligne de la réflexion de Burroughs, les deux : la mère-personnage, construite et perpétuée grâce au livre, gagne son statut propre ; elle existe à l’intérieur du temps de l’écrivain, celui que parcourent ses lecteurs.

C’est pour cela que les romans de Betty Milan ont déjà été qualifiés de fictions biographiques ou d’autofictions[6]. La même classification s’applique au triptyque examiné ici ; à un moindre degré à Consolação – le retour à São Paulo après l’agonie et la mort du mari est « réel », au sens où il est factuel, tout autant que la douleur de sa perte. Mais ne sont pas « réelles », à aucun degré, les voix qui s’adressent à l’héroïne. Quoique que relevant de l’hallucination, des confusions entre la sphère factuelle et la subjectivité se rencontrent dans d’autres œuvres, particulièrement dans Le perroquet et le Docteur. Il est certain que A paixão de Lia (La passion de Lia, 1994) n’est pas « réelle », ou que si elle l’est, c’est à travers l’existence effective des désirs et des fantasmes évoqués dans cette série narrative.

 

Enfin, la dénomination d’autofiction n’exclut pas d’autres façons d’appréhender ce corpus, pour montrer sa nature sui generis. Ainsi en va-t-il du récit épistolaire. L’adhésion à ce genre se trouve dans Lettre à mon fils, lorsque l’auteur exprime son admiration pour Madame de Sévigné à l’occasion la visite de son château, et dans le fait que ses lettres sont écrites sous l’empire de la passion. Dans le cas de Madame de Sévigné, passion pour sa fille dans une autre relation en miroir : ses lettres à Madame de Grignan commentées dans la Lettre à mon fils. S’établit ainsi un dialogue entre deux auteurs et entre lecture et écriture.

Deux des livres de Betty Milan sont plus spécifiquement épistolaires. Ils ont tous les deux pour thème central l’amour et la passion, à travers leurs vicissitudes et leurs réalités. Quem ama escuta (Qui aime écoute) est une sélection de sa consultation sentimentale publiée dans un quotidien et une revue à grands tirages – réalisation d’un désir et transformation non fictionnelle de Miss Lonelyhearts, de Nathanael West, ou incarnation de Suzanna Flag, pseudonyme adopté par le dramaturge brésilien Nelson Rodrigues. O amante brasileiro (L’amant brésilien, 2003) est un échange de messages qui a effectivement eu lieu, dans la réalité – lui s’appelle Oswald : le livre le plus épistolaire de l’auteur, c’est-à-dire le plus directement lié à une « vraie » relation amoureuse.

Fale com ela (Parle avec elle) : ce titre pourrait convenir à l’ensemble de l’œuvre de Betty Milan. Il est cohérent que l’auteur s’exprime aussi à travers sa dramaturgie : dans une parole qui s’adresse directement au public, capable de se passer de la médiation de la page écrite. Les narrateurs épistolaires cherchent la parole ; les lettres fixent le dialogue. « J’écris pour une interlocutrice imaginaire », dit l’auteur dans Une mère pour l’éternité –  mais cette affirmation vaut pour toute l’œuvre, parce que ses interlocuteurs sont toujours imaginaires, même s’ils sont également réels.

Le titre O amante brasileiro marque un goût pour le paradoxe : la protagoniste brésilienne échange des messages avec un Français portant un nom qui rend hommage à notre moderniste de la Poesia Pau Brasil. Quel est le sens de cette inversion, de ces changements de rôles, de nationalités ? Chacun est un autre, car aimer, c’est outrepasser les limites de l’individu, du rôle social, de l’identité conventionnelle, de la nationalité. L’amour invente sa propre géographie.

L’interlocution, réelle ou imaginaire, exige l’écoute réciproque. Le plaisir de s’exprimer est vide, rien qu’un soliloque, s’il ne correspond pas au plaisir d’entendre. Et même de s’entendre. Dans Quem ama escuta, l’auteur recommande toujours à ceux qui la consultent d’être à l’écoute de leur inconscient. Il existe une complémentarité des lettres et des entretiens réalisés pour la presse, transcription de la parole de l’autre, enregistrements directs dont sont issus deux livres, A força da palavra (La force de la parole, 1996), centrée sur des écrivains, et O século (Le siècle, 1999), consacré à des experts de différentes disciplines qui avaient quelque chose à dire au tournant du millénaire.

Tout en étant autofictionnelle et épistolaire, Betty Milan est d’abord un mémorialiste – là aussi d’un genre paradoxal, puisque ses évocations du passé sont un appel à vivre pleinement le présent, bien plus qu’à constater sa perte. Comme si le souvenir était un passeport pour l’oubli, une libération de ce qui a été. Il s’agit d’une mémorialistique de plans variables ou de niveaux simultanés. Cet aspect apparaît de manière très claire, plus particulièrement dans Le perroquet et le Docteur. Bien que son quatrième livre publié, après des essais et une autre narration biographico-fictionnelle, il s’agit d’une source, d’une œuvre matricielle. Il contient la semence des ouvrages futurs qui, à leur tour, reprennent ou portent les références de ce roman.

C’est un récit sur lequel se fonde le souvenir, où elle joint la mémoire personnelle, liée à sa propre biographie, à la mémoire collective, celle de la tribu des immigrants, des déracinés volontaires, endogamiques, préservant habitudes et traditions, résultant de « l’incroyable tyrannie de la tribu, du nom ! ». Mais une tribu déracinée dans une autre société, qui abandonne sa propre langue. Elle a écarté ce qui est le noyau de sa vision du monde ou de l’identité. Lisons le passage suivant :

Le passeport du Cèdre pour l’Occident était établi en français. Seriema pouvait-elle ne pas parler français ? Quant au brésilien, l’ancêtre l’exigeait pour que l’Amérique devienne une nouvelle patrie. Il fallait se dédoubler et, sans réaliser encore que je le faisais pour satisfaire tel ancêtre, je transcrivais et traduisais sans répit.

Une foule d’affirmations et de questions se trouvent réunies dans un seul paragraphe. L’héroïne a dominé le français et parle en portugais du Brésil pour pouvoir assumer son rôle de descendante de Libanais qui maintiennent les traditions, mais ont abandonné la langue. Être, c’est traduire. Mais la traduction n’a pas de fin, car chaque symbole s’exprime à travers un autre symbole, suivant un parcours circulaire, comme on le voit dans le roman, à propos de la décision de traduire Lacan lui-même (il en est sorti l’édition brésilienne du premier volume des Séminaires) : « Que la petite brésilienne se débrouille avec sa folle obsession de traduire, d’aller et de venir d’une langue à l’autre, insistant sur une identité impossible et ingurgitant toutes ces impossibilités, avalant toutes ces couleuvres ». Impossibilités multiples ? Je dirais plutôt innombrables. Mais n’est-ce pas cela, être brésilien ? Quelqu’un qui transite, qui mute, qui vit sur un sol sans stabilité ? Qui dispose d’une langue mouvante, en mesure de se construire ou de se reconstruire elle-même, obligeant à une traduction permanente, une traduction sans fin ?

Expérience abyssale : « mise en abîme », selon le terme utilisé dans les textes savants. D’où ses récits en général, et Le perroquet et le Docteur en particulier, récits auto-référents, auto-réflexifs. Ils ne sont pas seulement centrés sur la narratrice, mais aussi sur sa création. Une écriture qui se pense, et par là-même pense la langue. Le doute revient sans cesse sur la signification, la relation entre les mots et ses référents. L’instabilité de cette relation est illustrée par les jeux de mots comme celui-ci, cherchant le sens de son analyse avec le maître : « Ce serait pour faire un nom d’un renom ? ». Ou en traitant des ruptures avec les orthodoxies et du double bannissement des sociétés de psychanalyse qui s’ensuit, celui de l’analyste et celui de l’analysante : « De là résultait une autre classification du genre : les pervers, les convertis, les submergés […] ». Ici et dans d’autres passages de Le perroquet et le Docteur, le signifiant monte en première ligne et en vient à produire le sens. Notamment l’épisode principal, l’interprétation de l’hallucination à propos des rats, dont la clé est un phonème, Rah. Ce phonème renvoie au mot banni « celle qui s’incarnait dans le rat imaginaire » et proclame le respect du nom du père, Raji. Un nom toujours occulté parce qu’il trahissait les origines que le personnage voulait oublier « pour ne pas être victime de la xénophobie des autres ». C’est aussi le nom du bisaïeul, qui n’a pas achevé la traversée : « Il est mort sur le bateau, on a abandonné son corps à la mer ».

Accepter l’autonomie du signifiant, c’est presque lui conférer une valeur magique. Par exemple, quand en disant un mot comme « abracadabra » ou en dessinant un symbole, en entonnant un chant ou en utilisant un talisman, on suppose que ces actions ont le pouvoir d’agir sur les faits ou de changer le cours des choses, la relation entre le symbole et les objets se voit subvertie, ou invertie, comme le postulait l’idée aristotélicienne de mimesis. Ici, ce pas est franchi. Il y a la perte d’une amulette dans Le perroquet et le Docteur, d’un fétiche. Est-il réel ? Relève-t-il de la sphère des croyances et des superstitions, ou détient-il vraiment des pouvoirs magiques ? On voit comme la relation de l’héroïne apparaît ambivalente, non seulement avec cet objet-là, mais avec la magie en général ; et spécialement avec les syncrétismes brésiliens. Elle fait appel à eux, en soulignant les sonorités :

La tante qui dans mon enfance dansait le dake en se tortillant, qui a d’abord été spirite, puis umbandiste, et après un peu plus brésilienne en chantant… ma Jurema, mon Jurema… pardon maman Oxum /Aiê Ieu… permets maman Oxum /notre père Oxala…  Epê Epê Baba /notre père Oxala.

Des passages en prose poétique renforcent la dépendance vis-à-vis de la poésie, de la folie, de la magie. Gérard de Nerval, poète atteint par la démence, adepte de l’ésotérisme, évoquait sa dernière narration, Aurélia, comme « l’irruption du rêve dans la vie réelle ». C’est la même irruption qui caractérise Le perroquet et le Docteur. Et non seulement pour la même présence du songe, au point de se sentir rêver de Louis XIV au palais de Versailles. Mais parce que les évènements semblent obéir à la logique du rêve ; ils font que la narration devient, tout entière, hallucinatoire. Et pour cela,  ambivalente. Tout peut être autre chose, puisque « le problème de l’homme [Lacan] était de souligner tout propos, quel qu’il soit, et son contraire ». Betty Milan en vient à affirmer dans Lettre à mon fils, à propos de Carlito Maia, l’un de ses amis et de ses personnages, à qui elle rend hommage dans O Clarão (L’éclat, 2001) : « Carlito faisait peu de cas de la logique des contradictions ». Un homme au langage nourri, un professionnel reconnu de la communication, qui envoyait des fleurs accompagnées de brefs messages, lui a inspiré un livre sur la période qui précéda sa mort, dans lequel il devient aphasique : elle a été touchée par la perte progressive de son ami, mais aussi par le paradoxe de quelqu’un d’aussi expressif et communicatif qui avait perdu la capacité de s’exprimer.

 

 

 

3

 

Si prédomine l’ambivalence et que tout peut être aussi autre chose, ceci vaut pour le genre ou le sexe. Qu’est-ce qu’être femme pour Betty Milan ? Un mouvement, un processus. Ceci n’a rien à voir avec le rôle qui lui a été assigné dans la société patriarcale, bien sûr, constituée à partir de la famille nucléaire comme « culture qui discrimine les femmes ». D’où son affirmation, dans les confidences de Lettre à mon fils, de son « ambiguïté sexuelle », en rappelant que « je n’ai pas participé à la révolution sexuelle en tant que femme, mais en tant qu’homme ». Elle va plus loin : « Et la conception [de mon fils] fut difficile du fait de l’impossibilité de m’identifier au sexe féminin ». Pour être encore plus clair, ouvrons Lettre à mon fils à cette page :

« Cette androgynie m’a prédisposée à de grandes rencontres avec des homosexuels, notamment    à l’époque où, au Brésil, ils étaient non seulement marginalisés, mais assassinés. Quand j’avais 18 ans, Michel Foucault, qui se trouvait à São Paulo pour une conférence, m’a dit : « Tu es aussi charmante qu’un garçon ». J’ai mis du temps à comprendre cette phrase. Parce que sa sensibilité était très forte, au-delà de son homosexualité, il avait perçu qu’il y avait en moi un garçon. C’est ce qui explique que je me sois toujours éprise d’hommes aux traits délicats, d’authentiques androgynes. On se miroite dans celui qui reflète notre âme, et plus fort est le reflet, plus forte est la passion ».  

Oui – mais il est possible d’avancer dans l’interprétation de cette identification multiple (d’elle-même, de ses partenaires, de ses amis) en tant qu’androgyne. Non seulement dans le Platon du Banquet, mais dans les mythes innombrables de tant et tant de peuples, l’androgyne, par sa bisexualité, représente la complétude, la perfection. L’homme avant la chute. En accord avec les rapports des anthropologues et des historiens des religions, on en arrive aux chamans, aux mages ou aux prêtres tribaux, qui se travestissent ou portent des parures de femmes. Quelques uns, assumant le symbole « en termes concrets » (pour utiliser la formule de Mircea Eliade) sont en fait bisexuels  ou homosexuels.

La légende du devin Tirésias est particulièrement illustrative : après avoir tué un serpent femelle, il se transforme en femme et vit de nombreuses années sous cette condition ; puis il arrive qu’il tue un serpent mâle, et il retrouve la condition masculine ; mais la double sexualité, ou le passage par les deux sexes lui fait gagner beaucoup d’années de vie[7]. C’est comme si l’histoire de Tirésias était une parabole illustrée par Norman O. Brown, pour qui, dans Life against Death, l’androgyne de Platon et des mythologies symbolisait aussi l’action dualiste de la vie et de la mort. Il est possible d’avancer une interprétation nouvelle de la légende de Tirésias : le devin, qui franchit la barrière du temps et lit dans le futur, voit sa vie amplifiée, non seulement dans la durée, mais dans le sentiment de plénitude de chaque moment de la vie.

Il est intéressant de voir comment la valeur attribuée à la bisexualité achève sa migration à travers les rites tribaux dans notre Carnaval de rue, où tant d’hommes conventionnels d’ordinaire peuvent jouir de ce moment d’androgynie grâce au travesti.

Encore un paradoxe (un de plus) : la valeur conférée à la maternité, à l’importance d’avoir un enfant. Anticipée dans Le perroquet et le Docteur, la maternité serait une façon de fixer ses racines sur l’un des sols par où l’auteur est passé : le Liban reculé des ancêtres, la France, le Brésil plus encore. Cela pourrait sembler contradictoire, venant de ce semblant de « garçon » selon Foucault, qui participait aux manifestations en tant qu’homme et fréquentait les hommes avec sa touche féminine. Mais là encore, à propos des identités, pour avoir le plus cosmopolite des enfants, bilingue, franco-brésilien, qui va filmer les Juifs en Inde. Et qui fait écho, dans une relation tendue, avec la rigueur formaliste de l’éducation européenne.

En partant du symbolisme de l’androgyne, on peut s’avancer jusqu’au thème de la liberté. Il faut distinguer ici deux niveaux de liberté. Le premier est la liberté transitive : par exemple celle de pouvoir être femme et de voir respectés tous ses droits de femme ; de ne pas être soumise à l’oppression des institutions et des coutumes ; de ne pas avoir besoin d’être une simple extension des valeurs familiales, tribales, sociales ; d’être libérée des inégalités et des contingences économiques. Le second niveau est celui de la liberté intransitive[8]. Elle consiste à être et ne pas être femme, simultanément ; mieux, être et cesser d’être, non « une femme », mais des femmes et des non-femmes multiples, générant une liste de possibilités qui incluent, entre autres personnages, les types différents, et mêmes antagoniques à première vue, de A trilogia do amor.

La confusion des rôles – ou la résolution des différences entre les genres et les rôles dans la société restée patriarcale – trouve sa métaphore, à la fin de Lettre à mon fils, dans l’évocation de « la vielle dame indigne, l’héroïne de Brecht ». Une fois veuve, elle devient « Madame B., une personne sans contraintes, qui mange le pain de la vie jusqu’à la dernière miette ».

Mais Betty Milan n’a pas attendu le veuvage et la rupture des attaches ; elle a toujours vécu indigne ; depuis sa formation jusqu’à ses ruptures successives avec les déterminismes familiaux et institutionnels, transgressive, méthodiquement.

Une mère pour l’éternité s’achève sur une belle prose poétique, dont voici un passage : « Je ne savais pas encore que, sans effort de ma part, tu renaîtrais dans mon cœur et que nous pourrions continuer ensemble. Tu vas être enterrée dans un cercueil d’acajou, comme prévu, et tu vas entrer dans le caveau de famille au son d’un silence grandiose – celui de ceux qui n’ont jamais renoncé à vivre indépendants ». Je souligne « au son d’un silence grandiose ». À travers l’oxymore, à travers le paradoxe apparent, est symbolisée la résolution. Dans la sphère du symbole – qui constitue la réalité – quelque chose peut être son apparent contraire. Et la mort devient réaffirmation de la vie pour ceux qui n’ont jamais renoncé à l’indépendance grâce à la création, à la poésie. Expression de la rébellion, aspiration à vivre pleinement, de quelqu’un qui s’est engagé dans la vie en s’associant à des rébellions selon un parcours tellement personnel, et, du même coup, tellement stimulant et tellement riche.

 

Claudio Willer

 

 

 

Claudio Willer (São Paulo, 1940) est poète, essayiste et traducteur. Dernières publications : A verdadeira história do século 2 (poésie), Manifestos – 1964-2010, Os rebeldes: Geração Beat e místicas da transgressão (essai), Um obscuro encanto: gnose, gnosticismo e poesia (essai),  Geração Beat (essai), Estranhas Experiências (poésie). Claudio Willer a traduit Lautréamont, Ginsberg, Kerouac et Artaud, entre autres. Il est docteur ès Lettres de l’Université de São Paulo. Davantage sur http://claudiowiller.wordpress.com/about

 

 

 

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[1] Middletown, Wesleyan University Press, 1985.

[2]  Dans ma postface à la Trilogie de l’amour, de 2010.  

[3]  Le livre a été réédité en 1998.

[4]  Orham Pamuk, écrivain turc, Prix Nobel de littérature en 2006.

[5]  ”Heart Beat: Fifties Heroes as Soap Opera”, publié dans The Rolling Stone book of the Beats, Holly-George-Warren, Rolling Stone Press, 1999.

[6]  Notamment par Michèle Sarde dans a postface à Consolação.

[7]  Cette observation, et les autres, à propos de l’androgynie sont extraites du livre de Jean Libis, Le mythe de l’androgyne.

[8] Ici, j’adapte une des analyses de Foucault sur la langue “intransitive”, sans compromission avec la  signification ou la référence externe, qui est seulement “transitive” (Les mots et les choses).