Les histoires d’Adieu Lacan
Dominique Marin
Lundi érès, Zoom du 5 juin 2023
Avant d’aborder les histoires contenues dans ce livre, Adieu Lacan, il convient de mesurer qu’il a toute une histoire avant de paraître en français aux éditions érès en cette année 2023.
Pour ceux qui ne l’auraient pas encore ouvert, il faut savoir qu’il contient deux œuvres. La première relève du récit de fiction, un roman, Le perroquet de Lacan. La seconde est une pièce de théâtre en deux actes, Adieu docteur. Le roman contient une postface de Michèle Sarde qui note très justement que « la cure est avant tout l’occasion pour la narratrice de raconter et de faire raconter son personnage ». Ce personnage, Seriema, relate son analyse avec celui qu’elle ne nomme pas autrement que comme « Le docteur ». Nous savons que c’est la propre expérience de Betty Milan comme analysante qui a nourri son récit.
Nous sommes pourtant bien dans l’espace de la littérature, celui de la répétition, c’est-à-dire de l’écriture et de la réécriture incessante d’un texte qui se déploie sans cesse. Ce roman, Le perroquet de Lacan, a commencé son existence sur le sol natal de Betty Milan, le Brésil, où il a été publié une première fois en 1991 avec un autre titre : Le perroquet et le docteur, le nom de Lacan n’apparaissant pas encore.
Je suppose que l’apparition du nom de Lacan dans la version française récente est due à la publication d’un autre ouvrage qui relève du champ renouvelé par Lacan, la psychanalyse. Pourquoi Lacan, paru en 2021 aux éditions érès, est le témoignage direct de l’analyse de Betty Milan avec Lacan. Avec ce livre, nous sortons du domaine purement littéraire car il met l’accent sur la pratique de Lacan et sur la psychanalyse.
Il semble donc bien logique de considérer l’apparition du nom de Lacan dans Le perroquet et le docteur comme le passage de la fiction au témoignage analytique et que ce passage a pris bien des années d’écriture littéraire.
Je reviens à l’histoire de ce roman commencé au Brésil, car elle a conduit à une transposition pour la scène, Adieu docteur. Il y a d’abord eu des lectures à Sao Paulo dès 2008 avant une première représentation au Théâtre du Rond-Point à Paris en 2009. Je parle d’une transposition du roman pour le théâtre parce que nous retrouvons les mêmes personnages : Seriema, tellement attachée à sa langue maternelle, le brésilien, le docteur, Maria, la nourrice de Seriema. Le lecteur de la pièce découvre les mêmes instants clés du roman concernant le déroulement de l’intrigue qui se déroule sur scène : une jeune brésilienne complètement perdue qui part à la conquête de la voie de son désir grâce au désir de l’analyste. La pièce en deux actes est forcément plus brève que le roman mais on y retrouve plus d’un détail. Par exemple, celui de l’œil fétiche, un cadeau offert par la nourrice à Seriema contre le mauvais sort, notamment contre la jalousie. Lorsqu’elle perd son pendentif, on voit l’analyste la presser de s’en faire renvoyer un du Brésil au plus vite, comme s’il devenait lui-même superstitieux, pour mieux lui permettre de mesurer les croyances qui la tiennent. De même, nous retrouvons un des épisodes clés de cette analyse en cours, ce moment où Seriema rapporte l’hallucination des rats qu’elle croit avoir vu en sortant de son logement à Paris. Affolée, Seriema entend sonner autrement ce qu’elle dit, « des rats, des rats ! », par l’insistance du docteur à la faire parler : « Et encore ? ». Le son ra résonne dans sa tête et la porte vers le prénom de son père, Raji, ce père dont elle ne voulait rien savoir jusqu’à ce tournant de son analyse. Elle ne voulait surtout pas savoir à quel point elle pouvait être aliénée à son désir. Raji est également le prénom celui d’un bisaïeul, celui qui fut responsable de la fuite de sa famille du Liban vers le Brésil.
J’ai l’air de vous livrer la structure du déroulé de la cure de Seriema que l’on peut retrouver dans le roman comme dans la pièce de théâtre alors que c’est la dimension littéraire qui retient sans doute davantage mon attention de lecteur par le style et les artifices narratifs employés. Michèle Sarde le relève dans le passage que j’ai cité : le personnage se raconte et se fait raconter. Il suffit, par exemple, de s’attarder à ce passage où la narratrice parle d’une cousine, Carmela, et de son rêve d’émancipation qui est le rêve commun à toute la famille et dont le ressort est le rejet de ses origines :
« Elle n’était encore qu’une enfant qu’on la voyait déjà habillée en robe longue, émeraudes aux oreilles, digne d’une future épouse venue sur terre pour se noyer dans les mondanités. Elle avait le don de transformer en théâtre l’espace où elle se trouvait. Avec sa silhouette fragile revêtue d’une cape en éventail jetée sur une robe bleu roi au col argenté, ou sur une autre en taffetas prolongée par une traîne de paillettes. Ses mains gantées de blanc, les manchettes nacrées, faisaient tourner une ombrelle aux pétales noirs. L’éclat de sa personne venait d’un autre monde, quasiment sidéral. Carmela attachait tant de prix aux apparences, on avait du mal à se représenter son vrai visage. Toute forme d’intimité lui était étrangère. Aux yeux de la famille, elle n’existait pas. Nous étions des regards où elle quêtait son reflet. Carmela poursuivait une image sans réalité, pareille à un portrait qui, par magie, aurait reçu le don de la vie pour finir accroché sur le mur du salon. Au milieu des meubles rares et de l’argenterie d’époque, notre cousine cultivait ses origines royales imaginaires. Carmela, comme Narcisse, était prisonnière du miroir. À travers son reflet, elle croyait gommer ses origines, s’accrochait au présent pour conjurer le passé, fuyait la vérité dans le silence.
L’alcool faisait le reste…
Mais c’était la volonté de Brahim, son père, le prix de l’immigration : rester sourde au vrai monde parmi les chimères du salon, à la merci des rats du delirium tremens.1 »
Loin d’être le récit d’une analyse avec son cortège d’énigmes qui trouvent à se résoudre, ce récit est un roman flamboyant par le nombre des personnages qui l’habitent mais aussi, à part égale, par les lieux évoqués dont on sent que l’esthétique est directement forgée par les langues qui les ont bâti.
Le dernier élément concernant l’histoire de cet ouvrage tient à l’association des deux œuvres qui le constituent. Le roman et la pièce de théâtre ont servi à Richard Ledes qui rêvait de faire un film sur la psychanalyse. C’est ce qu’il écrit dans la postface qui vient à la suite de la pièce Adieu docteur. Betty Milan a en effet cédé ses droits d’auteur de ces deux œuvres afin qu’il puisse réaliser le film qui a le même titre : Adieu Lacan, le premier film à porter le personnage de Lacan au cinéma, il faut le souligner, et, ai-je envie d’ajouter, porté par le même souci que celui de Betty Milan dans son témoignage Pourquoi Lacan, à savoir : faire connaître à un large public qu’elle pouvait être la pratique du docteur Lacan et servir la psychanalyse dans le monde.
Adieu Lacan a toute une histoire derrière lui mais aussi devant lui par la grâce de ce film qui en porte le titre.
La répétition
Un autre élément qui nous rappelle que nous sommes dans le domaine de l’écriture littérature concerne la répétition. Écrire, en littérature, semble toujours passer par une réécriture, au sens de reprise. Les auteurs qui ont repris leurs propres œuvres pour les transformer sont nombreux, la réécriture d’œuvres d’auteurs appartenant à d’autres époques est également chose commune. Nous l’avons constaté, inspiré par son analyse, Betty Milan a écrit et réécrit une fiction autant de fois nécessaires, pendant plus de trente ans vraisemblablement, pour aboutir à un ouvrage d’une autre facture : Pourquoi Lacan, présenté comme un témoignage non fictionnel.
La répétition est une nécessité littéraire alors qu’en analyse, on espère pouvoir la contrer et y mettre fin. Un point encore sur lequel cet ouvrage est passionnant. Le lecteur est porté à éprouver ces deux abords différents de la répétition – amie de l’écrivain, ennemie de l’analyse -. Il suffit d’écouter Seriema qui se dit, à propos du docteur :
« il me ramenait au passé pour comprendre le présent, m’évitant ainsi la répétition, celle que le poids des aïeux porte en lui.2 »
Ici, nous sommes conduits au plus près des deux faces de la répétition, celle qui se déploie dans la réécriture littéraire et celle du travail analytique censé conduire à son dépassement. Une autre phrase situe bien l’enjeu de l’analyse que la narratrice formule simplement ainsi :
« Mon avenir dépendait d’une nouvelle mémoire du passé 3 ».
N’est-ce pas, après tout, ce dont il s’agit dans une analyse : écrire une nouvelle mémoire du passé ? Mais alors, où se situe la frontière entre la psychanalyse et la littérature ? Bien que Betty Milan prenne soin de distinguer ses livres, fiction ou témoignage, la question de la frontière demeure. D’autant plus que dans un entretien que nous avons publié sous l’intitulé, « Du roman au témoignage d’une cure avec Lacan », Betty Milan y affirme que « sans la psychanalyse, [sa] ma littérature n’existerait pas.4 »
Les écrivains sont des chercheurs sur le langage, Betty Milan en témoigne. Pour terminer, je voudrais revenir à cette question de la répétition et de la mémoire nouvelle en citant une autrice, Sabine Huynh qui a obtenu le prix de l’autobiographie 2023 Jean-Jacques Rousseau pour son livre Elvis à la radio :
« Je crois que notre besoin de répéter vient du besoin de circonscrire cette langue étrangère que devient que peu à peu la mémoire, avec ses souvenirs occultés, insaisissables. Nous répétons peut-être pour nous familiariser avec cette langue, pour l’apprendre, éventuellement, et pour émousser l’insupportable, pour que la douleur de la perte ou de l’absence de sens soit moins brutale, car cette langue semble aussi vaste qu’un océan, elle est océan en fait, avec son ressac, éternel recommencement, abrasion, arrondissement et adoucissement de morceaux de verre jadis coupants.5 »
Car c’est bien du langage dont nous parle les œuvres littéraires de Betty Milan et c’est bien de lalangue, concept lacanien, dont nous parle son témoignage ultime, celui de son analyse auprès de Lacan.
Lundi ERES – Rencontre avec Betty MILAN et Dominique MARIN
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1. B. Milan, Adieu Lacan, Toulouse, érès, 2023, p. 97-98.
2. Ibidem, p. 146.
3. Ibid, 2023, p. 35.
4. B. Milan, « Du roman au témoignage d’une cure avec Lacan » in La clinique analytique, L’en-je lacanien, Toulouse, érès, 2022, no 39, p. 170.
5. S. Huynh, Elvis à la radio, Paris, Maurice Nadeau, 2022, p.