D’où vient notre américanité?
Mon pays fut l’invité d’honneur du Salon du livre l’année dernière. C’était un événement capital pour les écrivains brésiliens. Surtout parce que ça nous a obligés à dire qui nous étions. Quand on fait l’effort de dire à l’Autre qui l’on est, on découvre du nouveau sur soi.
J’ai donc été heureuse de constater que les procédés littéraires que les écrivains brésiliens utilisent ressemble à celle de Camões, l’auteur de la célèbre épopée portugaise, Les Lusiades. , et que nous sommes les nouveaux camoniens. Je veux dire les enfants de Camões.
Comme lui, nous préférons les formes populaires aux formes érudites, nous n’hésitons pas à briser la syntaxe classique au bénéfice du rythme, à sacrifier la grammaire pour faire valoir le parler du peuple.Autrement dit nous avons choisi le parti de l’invention, et c’est par là que passe notre américanité ou notre identité américaine.
Ce parti de l’invention est le nôtre à cause du rapport que nous avons au sur-moi. Je dirais que ce rapport est plutot méfiant. Il s’exprime dans les paroles d’une des chansons les plus connues de Chico Buarque : Não existe pecado ao sul do Equador.Il n’y a pas de péché au sud de l’Equateur, traduirait-on en français
Notre américanité se construit autour de l’inexistence du péché depuis la découverte . Le premier texte écrit sur le Brésil, la célèbre lettre du chroniqueur portugais Pero Vaz Caminha, en est la preuve.
Que voyait-il chez les Indiens? » Des parties honteuses si complètement nues et exposées avec tant d’innocence qu’il n’y avait là aucune vergogne « . Qu’ apercevait-il ce chroniqueur sinon le corps qui innocente le regard, déculpabilise, et n’existe que pour le plaisir? A la religion portugaise le nouveau continent opposait un corps nu mais pur, un corps à prêcher les conquérants.
L’américanité des Brésiliens, contrairement à celle des Etats- Unis, est indissociable du refus de la culpabilité. Ce refus vaut pour le corps mais aussi pour la langue .
Quand, à Lisbonne, les gens nous corrigent en disant que nous ne parlons pas bien la langue, leur remarque tombe à plat.
Déjà dans les années vingt, l’écrivain moderniste Mario de Andrade se moquait des Brésiliens qui télégraphiaient au Portugal pour savoir comment on devait écrire. Il nous a afrranchis pour de bon. Nous ne voyons aucun péché dans le fait d’écrire comme nous parlons, et de nous laisser porter par la musique de notre oralité- très différente d’ailleurs de celle des découvreurs portugais, puisque nous ouvrons les voyelles et que nous chantons quand nous parlons.
Comme les Québécois donc , nous nous sommes écartés de la langue que les Européens nous ont léguée. A cause des interférences des langues d’Afrique et de la langue des Indiens brésiliens, le tupi guarani, qu’on parlait d’ailleurs dans ma ville natale, São Paulo, jusqu’au XVIIIeme siècle inclus.
Les Noirs ont fait que la langue brésilienne soit une langue douce aux longues voyelles, que nous disions: Copacabaaana, aaagua, maaar . Quant aux Indiens, ils ont nommé nos villes, nos fleuves, nos montagnes : Mogi-Guaçu, Tietê, Vupabuçu.
Les Indiens ont été pour nous ce qu’ils ont été pour les Québécois et on aurait pu écrire un livre au Brésil dont le titre serait l’Indien généreux, comme celui des auteurs Québécois, Côté, Tardivel et Vaugeois
Sous l’influence des Noirs et des Indiens, nous nous sommes éloignés de la langue des découvreurs, mais au contraire des Québécois, nous n’avons plus depuis longtemps d’opinions négatives à l’égard de notre parler. Nous en sommes même au point d’aimer nos fautes . Oswald de Andrade, l’autre écrivain moderniste, les a saluées. Il va jusqu’a parler de la contribution millionaire de toutes les fautes.
Depuis les années vingt, nous ne connaissons rien au Brésil qui puisse être comparé aux problèmes dont nous parle la Québécoise Chantal Bouchard dans La langue et le nombril. La langue n’est pas chez nous source de préoccupation , nous n’avons pas d’inhibition d’ordre linguistique.
Je dirais que notre rapport à la langue est heureux, comme l’a si bien remarqué Hélène Cixous qui connaît le portugais du Brésil, puisqu’elle a même traduit Clarice Lispector en français. Lors d’une interview, elle m’a parlé de tout ce que ma langue rend possible. Parce qu’elle connaît tout ce que le français lui interdit .
D’où nous vient-il ce bonheur dans le rapport à la langue ? Il nous vient, me semble-t-il, de ce que l’Université ne s’est établie au Brésil qu’au XIXème siècle et que la langue a pu y évoluer librement, sans que sa norme soit enseignée, sans le savoir du maître ni l’auto-censure .
En raison de l’absence d’une Université qui aurait dit la norme, nous avons aimé notre langue orale. Notre écriture était vouée à la styliser, et la littérature à être moderne, puisqu’elle incorporait les techniques de l’oralité. Paradoxalement notre modernité se doit à cette absence d’université, à notre « retard historique ».
La langue portugaise que nous parlons est façonnée par le yoruba d’Afrique et le tupi guarani des Indiens ainsi que par les langues de l’immigration: l’arabe, l’ espagnol, l’italien, cette dernière langue étant parlée par un tiers de la population de São Paulo, au dix-neuvième siècle Cela veut dire que notre américanité est construite avec des savoirs africains, asiatiques et européens.Autrement dit notre identitée est composite.
Pour répondre au Qui suis-je?, un Brésilien doit nécessairement parler de ses appartenances , comme l’a fait de son côté l’écrivain francophone d’origine libanaise, Amin Maalouf. C’est peut être pour ça que nous sommes très ouverts aux autres cultures – que nous sommes de vrais hétérophages-, et que nous ne prenons pas les armes.
Parce que nous aimons la différence , le pacifisme est notre vocation. L’écrivain Mario de Andrade, a même dit que le pacifisme est le sexe du peuple brésilien. Nous sommes des hétérophages pacifistes et j’ajoute que notre mode de vie est plutôt libre des impératifs catégoriques du sur-moi.
Voilà pourquoi notre héros national, Macounaima, s’amusait avec sa belle, Ci, mais s’arrêtait, par oubli, au beau milieu de l’action. Sa jouissance était contraire à tout programme. Leur sexualité était anti-sexologique. Son seul but était de recommencer sans fin. Une vraie aventure, quoi!
Le Brésil n’existe pas sans l’exaltation du plaisir et c’est pour ça qu’on y chante et qu’on y danse autant. Pourrait-il en être autrement? Pour les Indiens brésiliens le paradis était un lieu où l’on ne fait que danser. Nous ne parlons plus leur langue mais nous remémorons leur existence en réalisant leur rêve quand nous jouons un foot qui fait résonner le mot chorégraphie , et quand nous fêtons le Carnaval qui est notre religion nationale.
Mes tropiques connaissent la misère et le désespoir,ils peuvent être tristes, mais c’est par la joie dont ils sont capables qu’ils sont différents.
Je dirai donc pour conclure que l’américanité du Brésil se définit par la joie qui, elle, se conquiert à travers ce que nous appellons le brincar , notion aussi importante chez nous que l’est le droit en France ou chez les anglais le humour . Il répond, le brincar à une mise entre parenthèses du sérieux à travers le jeu, la fête et l’amour.
C’est luiqui nous permet de dire avec beaucoup de conviction que les Portugais ont découvert le Brésil mais que nous l’avons inventé.