Ce qu’Alain Didier-Weill a fait naître en moi

Ce qu’Alain Didier-Weill a fait naître en moi

Betty Milan

 

Alain était différent de tous ceux que j’ai rencontrés quand je suis venue en France pour faire mon analyse – entre 1974 et 1978 : une grande liberté intellectuelle et un degré zéro de dogmatisme, qui m’ont aidée à être qui j’étais, une Brésilienne dévouée à ma formation et, par ailleurs, très critique vis-à-vis de la révérence sans bornes à l’égard de Lacan et de la langue de bois souvent parlée à l’Ecole Freudienne et lors des congrès.

Malgré ce qu’Alain m’apprenait en tant que théoricien, je n’ai pas pu suivre le même chemin que lui. La théorie pure n’était pas ma vocation. Ce qui m’intéressait, c’était de traduire Lacan et de pratiquer l’analyse. Autrement dit, c’était l’écriture et l’écoute et ça n’a jamais changé.

Après avoir traduit les Ecrits Techniques de Freud, et grâces à cette traduction qui aura été la première des Séminaires au Brésil, j’ai voulu écrire un roman inspiré dans mon analyse – Le Perroquet et le Docteur. C’était risqué, puisque je n’avais pas de formation littéraire.

Alain m’a encouragé à courir le risque et, lors du lancement du livre à la Maison de l’Amérique Latine, il a déclaré : « Le Docteur appelle l’héroïne de ma sœur. Je me demande si ça ne se rapporte pas à la manière dont le Docteur du roman, le docteur Lacan, désigna la langue étrangère, la langue de l’inconscient. C’est affirmer que cette langue est la sœur de l’homme, sa lyre, la langue qui lui permet de s’ouvrir à la dimension musicale des mots, qui si souvent lui échappe et qu’une femme peut lui rendre. »

Par son commentaire, il a fait naître en moi le désir de continuer à écrire des romans, des essais et des pièces de théâtre dans ladite langue étrangère et de m’opposer, par ailleurs, qu’on parle le français en portugais –  c’est-à-dire, qu’on essaye de transmettre l’enseignement de Lacan sans vraiment le transmettre à force d’accumuler les gallicismes.      Aujourd’hui, après le départ d’Alain, je me rends compte à quel point son commentaire était juste. Ce qui m’intéressait lorsque j’ai écrit le roman, c’était de montrer que l’inconscient existe et que même le plus grand des analystes ne lui échappe pas. Cette approche a contrarié beaucoup de gens dans le milieu analytique, on m’a même dit que le livre était trop brésilien. Comme on aurait pu dire qu’il était trop arabe ou trop juif.

Alain aimait le côté dionysiaque de la culture brésilienne et c’est aussi à cause de ça que je me suis mise à l’écoute des carnavaliers, dont le discours était jusqu’alors totalement ignoré, en dépit de leurs productions somptueuses. Le Carnaval est un gigantesque opéra de rue à travers lequel le Brésil se réinvente tous les ans en procurant une grande joie au monde entier.

À la suite de mon écoute des carnavaliers, j’ai fait un petit album, Dans les coulisses du Carnaval, qui a changé la manière dont la télévision diffusait l’évènement. Depuis la parution de l’album, publié en France par les éditions de l’Aube, les carnavaliers sont invités tous à parler sur ce qu’ils font pour le défilé. Sans le savoir, Alain a apporté une importante contribution à la culture brésilienne, dont  la fête est la plus grande manifestation.

Sa façon de parler était, comme celle de Lacan, très particulière. Une petite voix qui vous emportait comme une musique et vous invitait à entrer dans ce qu’il voulait dire, à piger. Oui, il s’agissait de piger et non pas de comprendre, selon le discours de la presse, par exemple. Comme Lacan, Alain savait faire valoir le nachtraglich, l’après-coup, expression qui a d’ailleurs donné le nom à l’association psychanalytique dirigé par Paola Mieli à New York. La procédure d’Alain était parfaitement contraire aux conventions établies, et c’est bien pour ça que la mesure de son importance n’a pas toujours été prise.

Sa disparition a fait naître en moi une grande saudade qui me tiendra compagnie jusqu’à la fin de mes jours. Elle a aussi fait naître le désir de relire son œuvre théorique. À sa façon, Alain a fait comme Lacan, un retour à Freud. Dans ce retour il a mis l’art en valeur autant que la psychanalyse parce qu’il savait que l’artiste est un interprète de son temps.

Last but not least, il m’a rapproché de ses meilleurs collaborateurs au Brésil, en Argentine, en France et aux Etats Unis. Avec son savoir faire il m’a légué de bons amis.