Avec Lacan – un roman, une pièce de théâtre et un témoignage
LUNDI D’ERES
Comme je l’ai écrit dans Pourquoi Lacan, j’ai rencontré le Docteur dans les années soixante dix et travaillé avec lui entre 1973 et 1977. Pour des raisons qui ont à avoir avec mon histoire personnelle, et que j’explique dans mon livre, j’ai traduit les Ecrits Techinques de Freud. C’était le premier séminaire traduit dans la langue portugaise du Brésil, et pour réaliser ce travail, j’ai beaucoup échangé avec Lacan puisqu’il fallait introduire dans la langue des concepts nouveaux, ce qui est toujours problématique.
À l’époque, Philipe Sollers m’a demandé d’écrire un témoignage sur l’analyse et je ne l’ai pas fait parce que je n’avais pas la distance suffisante. Ce n’est qu’en 2020, lors du confinement, que j’ai donné corps à ce témoignage, après avoir écrit un roman et une pièce de théâtre inspirés de mon analyse. C’est ce roman et cette pièce que Richard Ledes a adaptés pour le cinéma. Le film s’appelle Adieu Lacan et je me retrouve entièrement dans cet œuvre.
Richard et moi nous sommes rencontrés quand j’ai été invitée par Paola Mieli pour faire une conférence, en 2018, dans l’association qu’elle dirige à New York. Juste après la conférence, Richard a dirigé une lecture de la pièce. C’est à cause de cette lecture qu’il a voulu adapter la pièce pour le cinéma et c’est après cette rencontre avec Richard que j’ai écrit mon témoignage, en misant sur la pratique de Lacan, sur sa manière de travailler.
Il a donc fallu un roman, une pièce de théâtre et un film pour arriver à Pourquoi Lacan. J’ai tourné et tourné autour de l’énigme de mon analyse de 1978 à 2020, c’est-à-dire pendant plus de quarante ans. Avant de parler du témoignage, je souhaite vous parler du parcours qui l’a rendu possible.
Mon analyse avec le Docteur est finie quand j’ai conclu que rien n’était plus important pour moi que de vivre dans ma langue maternelle et que je devais donc rentrer au Brésil. Lacan, qui n’était pas dupe, a tout de suite pris la mesure de cette importance quand je l’ai rencontré, et il a même voulu m’envoyer à une analyste portugaise. Comme ce n’était pas du tout ce que je voulais, il a accepté de me prendre en analyse.
Après celle-ci, je suis retournée au Brésil où j’avais fondé une école de Psychanalyse et où j’avais à découvrir, grâce à ma nouvelle écoute, un pays jusqu’alors méconnu, le Brésil de la culture populaire, celui de notre prodigieuse contre-culture. Mais en 1989, pour des raisons familiales, j’ai du revenir en France. Afin de continuer à vivre dans la langue maternelle, j’ai commencé à écrire un roman inspiré de mon analyse. Dans ce roman, l’héroïne, qui s’appelle Seriema, remémore son analyse et l’histoire de ses ancêtres pour pouvoir se séparer du Docteur. Malgré tout ce que j’ai pu faire avec Lacan, il y avait quelque chose d’énigmatique qu’il fallait déchiffrer et qui n’a pu l’être qu’à travers la fiction, puisqu’il y a des choses qui peuvent s’écrire, mais ne peuvent pas se dire. C’est le roman qui m’a permis de comprendre pourquoi j’ai voulu faire une analyse en français. Il s’agit d’une narration à la première personne qui oscille entre la description et le monologue intérieur. On peut dire que c’est une autofiction mais je pense que c’est plutôt une hétéro-biographie, puisque c’est à travers la remémoration de l’histoire de ses ancêtres que l’héroïne trouve son identité. Le thème central de ce roman est la saga du drame de l’immigration, de la perte d’identité et de l’acculturation. La protagoniste est Seriema, une jeune femme brésilienne qui vient faire son analyse à Paris avec le Docteur, le Grand Homme. Dans ce livre, plusieurs contextes s’entrecroisent, celui du Liban du dix-neuvième siècle – d’où viennent les ancêtres de Seriema –, celui du Paris des années soixante dix avec sa vie culturelle, et celui du Brésil des jeunes gens engagés dans un grand mouvement de contre- culture pendant la dictature militaire.
J’ai commencé à écrire le roman en 1985, et il a été publié au Brésil en 1991.L’écriture a donc pris cinq ans. J’ai osé le faire traduire en français et je dis osé parce que la version originale est très proche de la langue parlée au Brésil, que la plupart des traducteurs ignorent. Le portugais de mon pays natal est différent du portugais de Portugal, à cause de l’influence du tupi-guarani et des langues africaines. Le fait est que le roman a été publié en France en 1997 et en Argentine en 1998.
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai commencé à écrire pour le théâtre, et l’une de mes pièces, Adieu Docteur, a été traduite en français et presentée au Théâtre du Rondpoint. Ça m’a poussé à faire traduire le roman et la pièce en anglais et j’ai travaillé avec un traducteur américain aux Etats Unis. J’ai pris mon propre texte aussi au sérieux que j’avais considéré celui de Lacan, qui était un exemple, non pas un modèle à copier. C’est ce que j’essaie de montrer dans Pourquoi Lacan.
Je me suis concentrée dans ce livre sur la pratique du Docteur et je n’ai raconté mon histoire que pour mieux la faire connaître. Grace aux Ecrits et aux séminaires, on connait sa théorie, mais sur sa pratique, sur la manière dont il mettait en évidence le désir de l’analysant, on n’a pas beaucoup écrit.
Mon analyse s’est déroulée autour de la question de la langue. Aujourd’hui, je sais que cela est dû au fait que mes ancêtres ont immigré et aussi au fait que je suis née écrivain. Je tiens à rappeler ce que Lacan a dit a ce sujet. Il a dit que l’analyse ne fait pas un écrivain, ce qui veut dire que cette vocation est innée. L’écriture pour Lacan était très importante, même si c’est d’abord par l’expression orale qu’il a transmis le savoir analytique. Il l’a fait en nous montrant que dans son enseignement l’analyste se livre à la parole comme l’écrivain se livre aux mots. À cause de cela, l’enseignement de l’analyste est différent de celui du professeur universitaire, dont le discours est forcement limpide, en tant qu’expression d’un savoir déjà constitué. Pour Lacan, le non-savoir était aussi important que le savoir et le Nachträglich était le fondement de sa pratique. Il interrompait la séance sans aucune explication, faisant confiance à l’analysant, à sa capacité de découvrir seul la raison de l’interruption après coup. Ça se voit clairement dans le film Adieu Lacan, dès la première séance. Seriema se désespère, le Docteur lui dit « Il n’y a pas de raison de vous désespérer. Vous êtes en analyse… Vous pouvez prendre un nouveau chemin », et il se lève. Seriema est surprise, elle lui demande si c’est fini. La seule réponse, c’est « Revenez demain ». Il incitait l’analysant à s’analyser lui-même, ce qui m’a fait écrire dans Pourquoi Lacan : « Va-t’en et reviens me dire ce que tu as découvert. Va-t’en et déchiffre l’énigme de ta propre histoire. » C’est cela qui explique la substitution du mot patient par analysant.
Lacan entretenait le transfert grâce à la coupure, et c’est pour ça qu’il a complètement changé la pratique analytique. Il coupait au lieu d’interpréter la signification du discours de l’analysant, puisque l’interprétation peut entraîner la résistance. Comme l’interruption de la séance avait lieu en fonction du discours et non du temps de la pendule, il n’était pas possible de respecter la règle des quarante cinq minutes par séance établie par l’AIP. Des lors que l’essentiel avait été dit, la séance était terminée, l’analyste avait rempli son rôle.
Les séances avaient une durée variable et s’il y avait des séances courtes, c’était pour des raisons analytiques et non pas mercantiles. Ce n’était pas le temps linéaire de Kronos qui guidait Lacan, mais le temps de Kairos, c’est-à-dire celui du moment où se présente une opportunité qu’il faut savoir saisir.
En empruntant la voie de Kairos, Lacan a bouleversé la psychanalyse et lui a rendu la virulence de ses débuts. Grace à lui, j’ai pu vaincre l’autoxénophobie et assumer mes origines. J’ai pu accepter mon sexe biologique et devenir mère.
Je pourrais continuer longtemps, mais je m’arrête ici puisque vous pouvez lire Pourquoi Lacan. Je vous rappelle qu’éres a aussi publié De vous à moi, une sorte de courrier du cœur. C’est un livre né d’un travail réalisé pour la grande presse brésilienne parce que l’analyste a aussi un rôle à jouer dans la presse. Dans ce De vous à moi je réponds à des questions très variées, et parfois très difficiles. Que dire à une femme qui ne peut pas jouir à moins d’être battue, quand la violence envers les femmes est une des grandes questions d’aujourd’hui ? Que dire à un homme abusé dans son enfance et qui est dégoûté du sexe ? Il y a aussi le garçon qui fait l’amour avec son ami, mais ne supporte pas de passer pour un gay.
Pour répondre à ces questions, qui sont d’une grande actualité, j’ai adopté le point de vue de l’écrivain qui a une formation psychanalytique, c’est-à-dire que je me suis limitée à indiquer un chemin permettant de déboucher sur une solution. Cela grâce à une analyse rigoureuse du texte qu’on m’envoyait, en mettant en relief les mots utilisés, les lapsus, les répétitions. Puis je soulignais ce qui me paraissait important pour que mon correspondant puisse découvrir la raison de sa souffrance.
Dans ce courrier du cœur absolument lacanien, puisque je ne réponds jamais à la demande, j’essaie de faire passer deux idées de base. La première, c’est qu’il est aussi important de se libérer des préjugés que de la tyrannie du sexe. La liberté sexuelle dépend de la liberté subjective, qu’aucune révolution ne saurait enseigner. Le sexe n’est libre que s’il échappe à l’incrimination, à la contrainte et à la compulsion. La seconde idée, c’est que pour s’affranchir de son inconscient, il faut prendre en compte son existence et interpréter ses manifestations quand il le faut. C’est ce que j’ai voulu transmettre dans les deux livres publiés par les éditions eres, De vous à moi et Pourquoi Lacan.
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Conference donnéé à éditions érès – mai 2022